jeudi 28 octobre 2010

Noir de pauvreté


On me l'avait assez répété avant que je ne me rende ici. Au Brésil, et d'autant plus dans le Nordeste, tout est affaire de couleur de peau, "selon que vous soyez blanc ou noir, les jugements de cour vous rendrons puissant ou misérable". Une sorte de fable de La Fontaine à l'envers quoi.
Je ne ferai pas un tableau de toutes les problématiques raciales au Brésil, c'est tout simplement impossible. Et il est déjà bien difficile pour moi d'aborder ce thème sans m'y perdre. Depuis le XIXème siècle on a sans doute jamais autant écrit sur le sujet, je l'aborde sans cesse en cours, j'ai souvent eu l'occasion d'en parler avec des Brésiliens, et surtout il m'explose quotidiennement aux yeux. 




Une première pensée m'était venu, tout naturellement en observant les gens dans la rue, le bus, car lorsque je suis en voyage j'aime bien vérifier s'il existe "vraiment" des différences physiques dans un autre pays. Il est absolument impossible de faire un portrait-type du Brésilien. L'image cliché que j'avais en tête était celle du métis, mais elle se trouve complètement contrebalancé par le fait qu'il n'y a pas d'homogénéité ethnique au sein de la population. Il est possible de croiser des roux (assez rares certes), des personnes très noires, des métisses blondes etc. Ce qui est fascinant c'est que l'Histoire se lit de manière biologique, elle s'inscrit dans le corps des habitants. Pour exemple à Sergipe, on observe qu'il y a beaucoup plus de personnes métisses sur le littoral, peut-être dû aux contacts plus fréquents entre populations, et de blancs dans l'intérieur du pays, ce qui selon certains serait un héritage du passage des Hollandais dans la région au XVIIème siècle.


Faire ces petites observations des différences et des ressemblances ne me semblait être qu'un jeu, la petite observation que l'on retranscrira au repas de famille du retour. 
Sauf qu'ici cela tourne à la très mauvaise plaisanterie. J'ai récemment eu l'occasion de rire jaune en me rendant à Salvador pour écouter Gotan Project qui y donnait un concert exceptionnel. Avec Tassio je m'étais procuré le billet le moins cher, soit 40 réais (environ 20 euros, mais en terme de pouvoir d'achat local on peut rester à 40). Je me souviendrai de cette soirée et de l'étrange écoeurement que j'ai eu. Il faut savoir que Salvador est la ville qui compte le plus de noirs en Amérique latine, et il suffit de se balader dans les rues pour le constater. La plupart du temps je suis le seul blanc dans le bus. Et bien ce soir-là, au théâtre Castro Alves, je n'étais pas seul du tout. J'ai compté 4-5 métis ou noirs dans la salle sur des centaines de spectateurs, dont l'ami qui m'accompagnait.
Que penser face à ça ? Je me revois, attendant Tassio devant le théâtre, et observer ces femmes blanches, toutes très bien habillées, comme dans les telenovelas où l'on n'y voit que de belles actrices d'origine italienne ou allemande, ces groupes d'amis blancs, sapés à l'européenne, et moi au milieu de ça.
Qu'est-ce qui me mettait mal à l'aise ? Car après tout moi aussi je faisais partie de tout cela. Je pourrai bien me raccrocher à mon statut d'étranger, qui me met "en dehors", qui me donne une étiquette "spéciale" et me fait sortir de ce jeu social. Trop facile.
Et si ma propre culpabilité n'était qu'une hypocrisie de plus ? Car enfin, le racisme d'Etat n'existe pas, il n'y avait pas de panneaux "Interdit aux noirs", et toutes les personnes présentes avaient plutôt l'air intéressantes,  intelligentes, voire belles. Le coût de ce billet pour assister à une activité culturelle, ce billet misérable pour moi, n'avait fait que sélectionner des groupes par le biais économique. J'avais devant mes yeux une partie de la hiérarchie sociale, celle que l'on a l'habitude de placer en haut. Et ces groupes, issus de la compétition entre individus, ne sont que le fruit d'un système injuste et millénaire de créations de classes, tout comme il en existe aussi en Norvège, en Inde ou au Guatemala. Sauf que ce système s'est ici "colorisé". Et a contrario, il décolore l'élite de la ville à défaut de la parfumer au Guerlain. Et celle-ci dans sa pseudo-normalité européenne en est complètement anormale et révoltante. 

Dégoût. Je croyais qu'avec le temps on pouvait ici supporter la pauvreté, cet écart nauséabond entre le rutilant et le misérable. C'est impossible. Pour ma part il se passe exactement l'inverse. Au début, je m'y attendais un peu, j'ai donc encaissé. On y porte l'œil d'un étranger, du passager. Mais quand l'habitude vous gagne et que le réel vous pénètre, quand vous commencez à faire partie de cet endroit, on ne peut pas échapper moralement à ça. A moins de prendre l'avion et d'aller se faire couper les cheveux à São Paulo, comme certains riches d'Aracaju... 
A vous dégoûter du coiffeur.


Alors faut-il lutter pour que de riches noirs puissent aussi aller au théâtre ? Je reste perplexe. Peut-être que finalement Gotan Project aurait dû jouer dans la rue. 

Mais pas parce qu'il n'y avait pas "assez" de noirs dans la salle. Ç'aurait été ridicule.

Presque aussi ridicule que cette affiche que j'avais vu durant mes premiers jours passés ici :

Traduction : "Contre la bourgeoisie (à la guillotiiiiine), vote 16. Pour une alternative noire et socialiste à Bahia."

Ridicule parce que cette fois c'est bien mon esprit franco-universaliste qui s'y heurte. Si l'on avait eu "pour une alternative blanche et socialiste", qu'est-ce que l'on aurait pensé ?

A quand une alternative indigo ?

Alors oui il faut de la contextualisation, il faut comprendre les problèmes propres au pays. Oui le racisme existe au Brésil, et il est particulièrement pernicieux car maquillé par la pseudo-chaleur des relations humaines. Mais je n'ai pas envie de faire de l'exotisme, et j'ai du mal à penser que ces formes de communautarisations et d'essencialisation soient la bonne solution.

C'est comme cette pub, toute récente pour le recensement, avec Taís Araújo, qui dit :
Je traduis : "Salut, je m'appelle Tais Araujo, je suis noire et la couleur de ma peau est sombre/noire. Et ce sera ma réponse quand quelqu'un du recensement de 2010 m'interrogera sur ma couleur." 
Le "Censo 2010" est un grand recensement effectué à l'échelle nationale, et qui interroge notamment les Brésiliens pour savoir s'ils se sentent plutôt noirs, métis, blancs, jaunes, ou indiens...

Encore une fois je m'interroge. Et je dois bien m'avouer que je suis sans réponse.





Première image : œuvre de Mapplethorp
Deuxième image : place du Largo do Campo Grande, à côté du théâtre en question. Avec une statue d'Indien, l'autre victime et témoin de la triste Histoire brésilienne.
 Troisième image : photo prise à Salvador avant les élections locales. Il s'agit, vous l'aurez deviner d'un parti d'extrême gauche, où les thématiques raciales sont particulièrement fortes et mes questionnements d'autant plus grands.

2 commentaires:

  1. Intéressant comme article, ça m'a fait tout de suite penser à mon séjour à Mayotte (même si c'est un peu différent dans le sens où le blanc est là bas le riche profiteur, l'histoire est différente...): ce qui gène c'est que la différence sociale soit inscrite de façon aussi flagrante. La gène qu'on ressent est surement liée aussi au rapport ambigu qu'on les européens au racisme. Je pense que la gène vient surtout du fait qu'on n'est pas confronté au problème dans les mêmes termes en France (métropolitaine). Je me demande aussi s'il n'y a pas un rapport avec un pseudo complexe de supériorité qui n'est pas facile à gérer. Tu en as parlé avec des locaux?
    Je me demande si le problème ne vient pas du fait que l'on rapproche justement la couleur de peau du statut social et que c'est un facteur qu'on ne peut pas effacer. Les autres marqueurs sociaux (langage, mode vestimentaire, attitude générale...) sont interchangeables (disons qu'il est possible de les acquérir), pas la couleur de peau. Ça serait un peu long de t'exposer ici toutes mes réflexions sur la question, mais il y a pas mal de pistes à creuser ^^

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  2. En effet comme tu dis il y a de nombreuses pistes à creuser, je crois même que c'est un danger parce que c'est un problème dans lequel on peut vite se perdre. Notamment parce qu'il est impossible de le prendre "de l'extérieur", un peu comme les problématiques de genre, tout comme on est homme ou femme, on est toujours soit blanc, soit noir, soit violet, mais jamais transparent.

    Ce que j'ai notamment essayé d'évoquer, comme tu le dis c'est qu'il y a deux systèmes injustes qui s'entrechoquent. Le système raciste, qui perdure encore, et le système capitaliste/de classes/de compétition qui classifie aussi les individus en appelant cette fois des critères "rationnels". C'est ce qui choque ici dans un premier temps, parce que ce sont deux systèmes qui parfois s'entraident, parfois se défont, ou au contraire fusionnent d'une façon apparemment chaotique.

    Le "pseudo-complexe de supériorité" que tu évoques est hélas bien une réalité. Quand je suis arrivé on m'a tout de suite dit que "j'étais beau", on a supposé que j'avais beaucoup d'argent etc. Je ne sais pas si je dois rattacher tout ça à mon statut de blanc, de Français ou d'Européen. C'est resté assez anecdotique toutefois, car je suppose que je passe encore relativement inaperçu.
    Mais je sais qu'il suffit d'être roux pour susciter des comportements bien plus probants.

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